Depuis quelques années, les termes « détresse » et « agriculture » se retrouvent malheureusement trop souvent dans la même phrase. Cette expression était pourtant très peu connue il y a deux décennies. Qu’entendons-nous par détresse psychologique ? Comment a-t-elle évolué? Quels sont les symptômes et les facteurs qui y contribuent? Comment expliquer l’augmentation de ce phénomène en agriculture? Quels sont les liens entre détresse psychologique, stress, anxiété et suicide? Quelles sont les conséquences de la détresse dans ce milieu?

Qu’est-ce que la détresse psychologique?

La détresse psychologique est à la santé mentale, ce que la fièvre est à plusieurs maladies physiques. Elle peut faire partie de plusieurs problèmes ou être interprétée comme un signe précoce ou avant-coureur d’une problématique en santé mentale. Selon le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5, « la bible » en référence de problèmes de santé mentale), la détresse psychologique est reconnue comme étant « un éventail de symptômes et d’expériences de la vie interne d’une personne qui sont communément considérés troublant, déroutant, ou hors de l’ordinaire ».

La détresse en agriculture a fait du chemin

J’interviens comme psychologue du travail, conférencière et coach d’affaires auprès des entreprises familiales dans le monde agricole depuis plus de 20 ans. Lorsque j’ai débuté mes premières conférences, les organisations hésitaient à mettre le titre « stress » et encore plus d’ajouter mon titre de psychologue. Ils me disaient : « les agriculteurs hésiteront à venir à votre conférence, ça fait peur une psy! »

Plusieurs intervenants remettaient en doute même la pertinence d’en parler. D’autres ne reconnaissaient pas du tout l’existence du stress en agriculture. Un journaliste m’avait même dit suite à une conférence sur le stress “Votre sujet est très intéressant. Cependant, il sera brûlé dans deux ans, vous ne pourrez plus en parler. Vous devrez changer de domaine”.

Près de 20 ans plus tard, on reconnaît et décrit le phénomène ainsi que le manque d’intervenants spécialisés dans le milieu. L’UPA a fait de la détresse psychologique des agriculteurs une priorité. Six cents sentinelles ont été formées pour repérer les signes de la détresse chez les producteurs.

Est-ce que les agriculteurs sont plus stressés aujourd’hui?

Une étude de Ginette Lafleur présentée à la Coop fédérée en 2006 démontre que « plus de la moitié des producteurs et productrices du Québec vivent une détresse psychologique élevée (50,9 pour cent). Cela correspond à un taux plus de deux fois supérieur à celui qu’on retrouve dans la population québécoise (20,1 pour cent). Il y a donc une augmentation significative avec les résultats d’Agri -Gestion Laval de 17.5 pour cent en 1997 ».

Pourquoi tant de détresse psychologique?

Comme tout phénomène, la détresse psychologique est un phénomène complexe et multifactoriel. Celui-ci survient lorsque l’individu perçoit qu’il ne possède pas les ressources nécessaires pour répondre aux exigences de la vie, qu’elles soient personnelles ou professionnelles.

Il est important de comprendre que la perception de la situation est fondamentale dans l’équation. Si l’individu perçoit une situation stressante, mais qu’il est confiant qu’il peut y faire face, il réagira en vivant la situation comme un défi, un challenge, un stress positif (eustress). Toutefois, lorsqu’il perçoit qu’il ne peut y faire face sans menacer son bien-être, son égo et son équilibre, cette même situation devient un stress négatif (distress). Par exemple, un individu pourrait être en grande détresse s’il devait éteindre un incendie, tandis qu’un pompier carbure face à ce défi.

Les stresseurs de la vie personnelle et professionnelle en agriculture

Parmi les nombreux facteurs mentionnés dans les recherches et par mes clients, les stresseurs le plus souvent associés au métier d’agriculteurs sont nombreux : l’imprévisibilité de la météo, les longues heures de travail, le travail physique, la diminution des revenus, l’endettement, le bris de la machinerie, les exigences de la performance, la rareté de la main-d’œuvre, la rareté de la relève, l’instabilité des marchés, les normes gouvernementales et la bureaucratie. De plus, les sources de conflits entre les actionnaires, le couple, la famille, la relève ainsi que la difficile conciliation travail-famille font très souvent partie du tableau. Finalement, les facteurs de l’augmentation de la valeur des entreprises et la préoccupation de l’équité envers tous les enfants s’ajoutent à la liste.

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Les stratégies d’adaptation au stress sont-elles utiles ou nuisibles?

Lorsque l’individu vit beaucoup de stress, d’anxiété et de détresse, il utilise des stratégies qui aggravent parfois ses problèmes. « Martin n’est plus vivable, il crie après tout le monde. On perd nos meilleurs employés. En plus, il boit et fume du pot de plus en plus parce qu’il dit que ça le calme et que ça « l’aide à dormir », me raconte sa conjointe Martine.  

L’histoire de Martin

Malheureusement, toutes ces réactions au stress ne font que participer à son problème. En effet, puisque Martin est stressé, il boit, il fume et crie après tout le monde ce qui lui cause de l’insomnie. Parce qu’il ne dort pas bien, il est plus irritable et est moins productif au travail. Évidemment, il tourne en rond, commet des erreurs et prend de moins bonnes décisions puisque son jugement est altéré.

De plus, parce qu’il crie après ses employés, ceux-ci le quittent. Il a un donc un roulement de personnel élevé, ce qui augmente sa charge de travail et c’est sans parler de ses dettes qui augmentent. Donc, il est de plus en plus fatigué et anxieux. Il a encore plus besoin de boire et de fumer pour se déstresser. Ses enfants et sa femme sont souvent irrités de son comportement et lui font des reproches.

Donc, Martin prend un coup pour oublier et le cercle vicieux continue. Chacune des stratégies utilisées pour diminuer son stress contribue à lui en générer davantage. C’est comme si Martin était piégé dans le sable mouvant : chacun de ses gestes le cale encore plus creux. Dans plusieurs cas, le stress peut amener les leaders à prendre de mauvaises décisions.

Les contraintes de l’agriculture ne peuvent expliquer seules ce phénomène menaçant

Michael A. Freeman, ancien entrepreneur et psychiatre de l’université de Californie, affirme que les entrepreneurs souffriraient davantage de problèmes de santé mentale que la population en générale. Selon ses recherches :

  • 49 pour cent des entrepreneurs souffriraient d’un problème de santé mentale, contre 34 pour cent dans la population en général;
  • Près du tiers des entrepreneurs souffrirait de deux diagnostics ou plus;
  • 72 pour cent des entrepreneurs sont affectés directement ou indirectement par la détresse (ayant un membre de la famille aux prises avec un problème de santé mentale), comparativement à 48 pour cent dans la population en général.

Le stress lié à l’entreprise n’est pas le seul facteur pouvant fragiliser la santé mentale des entrepreneurs. Ces derniers partageraient des traits à la base qui les amèneraient à faire le choix d’être des entrepreneurs. Cela expliquerait en partie leur succès : leur énergie débordante, leurs idées créatives, leur grande motivation de réussir, leur force de caractère, leur goût du risque et leur grand désir d’indépendance.

Toutefois, ces qualités poussées à l’extrême sont les mêmes facteurs qui peuvent les fragiliser. Cela peut les conduire à des états de stress extrêmes pour eux et leur entourage. Par exemple, cela génère un manque de sommeil ou un surinvestissement dans leur entreprise au prix d’un désinvestissement dans les autres sphères de leur vie.  De plus, cela mène parfois à trop de risques, trop d’optimisme, trop d’ambition et trop de projets de front.

Le tissu social s’effrite autour de l’entreprise familiale

Il est reconnu que le réseau social est un facteur de protection lors de situations difficiles. Toutefois, certains agriculteurs m’ont avoué avoir peur de parler de leur problème avec des voisins ou des connaissances. Ils affirment: « c’est rendu qu’il y a de la compétition. Si tu montres que tu es vulnérable, il y a des vautours qui vont se pointer pour acheter ta terre. » Certes, la compétition pour des ressources de plus en plus prisées comme les terres contribue malheureusement à protéger l’image de l’homme fort qui a parfaitement le contrôle de ses affaires.

Le phénomène de l’Affluenza contribue au sentiment de détresse

Un autre phénomène peu connu qui contribue à l’augmentation du stress est l’Affluenza : cette maladie contagieuse transmise par la société où l’individu se compare avec ses pairs.

L’Affluenza, une combinaison de « affluence » et «influenza », provient de ce sentiment profond et souvent inconscient d’ insatisfaction chronique qui pousse l’individu à en vouloir toujours plus. Cette maladie génère le doute, l’anxiété, l’épuisement et contribue certainement à la détresse psychologique : « Y’a pas une revue qui ne te parle pas d’expansion et de performance. Tu vois toujours les meilleurs. Ça toujours l’air beau », me confie Martin. En effet, la recherche démontre que la comparaison sociale peut être très nocive pour la santé mentale.

Quelles sont les statistiques du suicide en agriculture au Québec?

Plusieurs médias mentionnent que le taux de suicide des agriculteurs est de deux à trois fois plus élevé que dans la population en général. Toutefois, aucune des données scientifiques récentes ne nous offre des chiffres sur ce phénomène. Les dernières statistiques sur le suicide des agriculteurs québécois datent des années ‘80.

Comme mentionné par Philippe Roy dans sa thèse de doctorat, certaines études démontrent que pour certains pays industrialisés « comme la France, l’Angleterre et l’Australie, les agriculteurs affichent une surmortalité par suicide. (…) Au Québec et en Suisse notamment, le taux de suicide des agriculteurs est difficile à cerner en raison de données disparates ».

Toutefois, tout suicide en est un de trop. Plusieurs agriculteurs connaissent malheureusement au moins un des leurs qui a commis ce geste de désespoir. De plus, le haut taux de détresse psychologique est bien documenté chez les agriculteurs et les idéations suicidaires sont élevées. Tous s’entendent quant à l’urgence et la pertinence d’agir rapidement pour résoudre cette problématique.

Comment mieux intervenir pour réduire la détresse psychologique?

Il y a toute une réflexion qui s’impose pour mieux intervenir avec les producteurs agricoles. Il est évident que plusieurs propriétaires d’entreprises familiales paient très cher le prix de leur choix et de leur « liberté ». Comme Martin m’a dit : « J’ai toujours voulu être à mon compte pour la liberté, et je suis complètement esclave. »

Il est important de cesser de voir les entrepreneurs comme des gens invincibles et reconnaître leur vulnérabilité. Une société qui veut une agriculture forte doit pouvoir supporter ses leaders. Une agriculture ne peut être saine si ses agriculteurs souffrent. Il serait temps que l’on investisse dans le développement de ceux qui en sont les maîtres d’œuvre : nos agriculteurs.  PD

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Quels sont les symptômes de la détresse psychologique et comment la mesurer?

Cognitifs : difficulté à penser, à se concentrer, à prendre des décisions, perte de mémoire, idées sombres, etc.

Physiques : maux de tête, mal de dos, problèmes gastriques, etc.  

Émotionnels : sensibilité émotive, irritabilité, tristesse, etc.

Comportementaux : insomnie, augmentation de consommation de boisson, drogue, médicaments et utilisation d’internet.  

L’échelle de détresse psychologique de Kessler constitue un bon indicateur 

“Au cours du dernier mois, à quelle fréquence vous êtes-vous”:

1) senti nerveux?

2) senti désespéré?

3) senti agité ou ne tenant pas en place?

4) senti si déprimé que plus rien ne pouvait vous faire sourire?

5) senti que tout était un effort?

6) senti bon à rien?

Plus l’individu répond souvent à ces énoncés, plus on considère la détresse comme étant élevée.

6 stratégies pour éviter la détresse psychologique en agriculture

À propos de l’auteure

Pierrette Desrosiers M.Ps, Conférencière et psychologue spécialisée pour les entreprises familiales et agricoles

Avec plus de 20 ans d’expérience comme intervenante dans le monde agricole et corporatif, Pierrette Desrosiers se démarque avec son expertise basée sur les dernières recherche en neuroleadership, sur la psychologie de la réussite, la psychologie de la motivation, la psychologie positive et l’intelligence émotionnelle.

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